[Exposition] Provoquer l'apparition

16/12/2015 21:30

 

Si pour la littérature, l’alchimie consiste à transformer une réalité banale en une fiction poétique, c’est qu’il y a dans cette pratique un désir de parfaire l’image. De parfaire l’imaginaire en le complétant de telle sorte qu’il semble ne rien lui manquer pour prétendre à ce potentiel miraculeux. En s’écartant du cours normal des images, en changeant la forme des images et en modifiant leurs caractères généraux, commence après-coup le travail de spéculation de celles-ci. Cette spéculation suppose en l’étudiant que l’image paraisse inconnue, que l’image paraisse lointaine. A la manière du métal qui pour être noble résiste à la corrosion, l’image pour être poétique résiste à sa propre définition : elle échappe au banal parce que l’auréole la constituant est solide et durable. Parce que plus son auréole sera étendue, plus sa recherche sera le sujet de constructions abstraites, de commentaires arbitraires et invérifiables, en tous les cas génératrice d’or et d’argent.

Pour les arts plastiques, parmi les alchimistes de la seconde moitié du 20me siècle, Sigmar Polke est l’exemple dont s’est inspirée l’Inlassable Galerie pour ses deux expositions simultanées : Provoquer l’apparition. Rajeunir le vieil art de peindre, peinture et alchimie, photographique ou encore hallucination artistique, l’auréole des œuvres de Sigmar Polke fait s’accumuler chez les journalistes et critiques les spéculations, tout comme ses toiles accumulent les moyens plastiques pour arriver à leur fin poétique. Une poétique de l’assemblage où chaque image morcelée est l’objet d’une latence, attendant d’être projetée à la surface de superpositions à la fois diffuses et transparentes. Chacune d’entre elles est à venir, fantomatique, ou encore inattendue. De ces images qui à tout moment peuvent se manifester, il convient alors d’en interroger les causes faisant obstacles à leur intervention, de saisir à travers les voiles de matières ce qui amène l’image à prendre forme, et de comprendre ainsi à travers les propositions des trois artistes exposées ce que Sigmar Polke sous-entendait par « apparition picturale provoquée ».

 

Les lieux

Côté Saint-Germain-des-Prés, à deux pas du Pont Neuf, c’est dans l’étroite rue de Nevers que se dissimule l’Inlassable. On pense à une cours piétonne à l’abri des regards, et au coin, encastré entre deux immeubles, le lieu a tout d’une grange que l’on aurait téléporté de son époque médiévale. Où l’on tente de faire cohabiter des œuvres au sein de vestiges d’une architecture déjà chargée, mais qui malgré tout respire toujours. En parallèle, rue Dauphine, une vitrine comme sortie de nulle part offre à la vue des passants qui l’arpentent une ébauche de ce qui est en cours rue de Nevers. A l’inverse, côté Haut Marais, l’Inlassable est à la vue de tous, dans une rue déjà rythmée de galeries, dans un espace certes plus étroit mais qui permet de concentrer le regard. John Ferrère et Ulysse Geissler aiment jouer des particularités de leurs lieux, où il ne sera pas étrange de voir accrochées à l’angle ou non loin du plafond les œuvres, quand ils ne les adossent pas sur une poutre ou encore jonglent avec leurs formats.

Inlassable Galerie (rue Notre-Dame-de-Nazareth) - Crédit photo : Inlassable Galerie

Inlassable Galerie (rue de Nevers) - Crédit photo : Inlassable Galerie

 

Provoquer l’apparition – Côté Saint-Germain-Des-Prés

 

Anaïs Ysebaert

Lorsque Roland Barthes nous évoque l’absence comme une épreuve d’abandon, où nous mettons en scène l’absence de l’objet aimé, il y a dans ce langage que nous formulons une volonté de résistance. Une résistance où nous faisons perdurer aujourd’hui les fantômes d’hier, et créons ainsi l’illusion de leur présence. De cette épreuve, Anaïs Ysebaert en conçoit un travail photographique faisant cohabiter celui qui reste avec celui qui part. Dans des décors dépassés, à mi-chemin entre le roman policier anglais et une modernité révolue, des hommes et femmes prennent la pose aux côtés de spectres noirs dont il ne reste que le contour ou l’ossature. Par moments, ils feintent la conversation, tout en nous rappelant qu’ils contrastent suffisamment avec l’ensemble pour ne pas faire perdurer le leurre plus longtemps. Mais l’autre sourit toujours, il vaque en sa compagnie et croit au mensonge.

Les Absents IV, 2015, encre de Chine sur photographie ancienne, 9,8 x 7,2 cm - Crédit photo : Anaïs Ysebaert

 

Anne Deleporte

D’emblée, les blackboards présentés sont rapidement accessibles. Quelques motifs colorés opèrent en surface, sans que l’œil n’ait besoin de s’attarder outre mesure. Plus loin, adossées, les photographies superposées méritent plus d’attention.  Leurs trouées, à la manière du groupe Gutaï qui ne se limitait pas au bidimensionnel, dessinent un passage mettant en relief les papiers et les cadres. L’œil appréhende de nouveau les objets, et ainsi commence le véritable travail de perception. Plus tard, à grand renfort de maracas, on attirera notre attention sur les blackboards. Une jeune femme s’avancera, en décrochera l’un d’entre eux, et laissera se dévoiler une autre peinture. Plus tard encore, une autre jeune femme s’avancera, et décrochera cette autre peinture pour en révéler une autre plus petite. Et comme pour les papiers et cadres photographiques, en s’approchant, la peinture se fait relief. Peinture, conjuguée au papier journal. Et alors, il n’est plus question de parler de quelques motifs colorés.

Crédit photo : Anne Deleporte

      

Provoquer l’apparition – Côté Haut Marais

 

Saïdia Bettayeb

Une pièce rouge. Une seule, au milieu de toutes ces autres bleues. La surprise passée, force est de constater que le rouge opère un changement dans la pratique. Pas simplement l’impact optique de la couleur, mais l’impact des transparences et des superpositions. A la manière d’un filtre, l’image, ou plutôt les images, est débarrassée de matière plus que jamais. Les feux, auparavant blancs, sont ici teintés, comme pour amoindrir le rayonnement qui traverse l’ensemble du tissu jusqu’au châssis. Tout paraît plus diffus, plus lointain, alors que paradoxalement, la couleur choisie est à caractère excentrique, la couleur choisie vient naturellement vers le spectateur. Bien sûr, parmi les autres pièces, la pièce rouge ressort le plus. Mais une fois devant, une fois l’œil au plus près des images, celles-ci agissent comme endormies, éteintes. Le Feu aux poudres est au repos.

Crédit photo : Saïdia Bettayeb

 

 

Mathieu Lelièvre

 

 

Provoquer l’apparition

Exposition en cours à l’Inlassable Galerie jusqu’au 22 décembre 2015

13 rue de Nevers – 75006 Paris

Métro : Ligne 4 et 10 Station Odéon

52 rue Notre-Dame-de-Nazareth  - 75003 Paris

Métro : Ligne 3, 5, 8, 9 et 11 Station République

 

Pour en savoir plus :

Saïdia Bettayeb

Anne Deleporte

Anaïs Ysebaert

L’Inlassable Galerie