[Exposition] Cartographies intimes
« “Vivre à propos” du dessin, nous dit Antoine Perrot à l’entrée de l’exposition, c’est faire l’expérience d’un regard qui se laisse aller aux mêmes lignes que trace la main de l’artiste et être disponible à ce qui s’ouvre en nous et au-devant de nous. » D’emblée, l’emprunt à Montaigne invite à une philosophie de l’action. Le dessin, ou plutôt les dessins, contiendrait au sein même de ses formes et ses mouvements un cinétisme que nous nous devons de saisir, ici et maintenant. Le dessin en action suppose alors que l’image pour être saisie apparaisse inachevée, que l’image soit toujours en cours de construction. Une construction où l’œil la considèrerait selon un axe temporel, opération après opération, pour constituer son essence vitale. De là seulement naîtrait les cartographies intimes qui intéresseraient nos six artistes, et plus précisément les actes appelant à cartographier ces intimes.
Aussi, place donc à l’action, et entrons donc saisir le dessin au 116.
Le lieu
Le 116, vue côté jardin - Crédit photo : Le 116
Grâce à la conception circulaire de son espace, la visite du 116 et de ses 200 m² s’effectue naturellement. Il n’y a qu’à longer le périmètre où se succèdent les plateaux du centre d’art, sans s'orienter outre mesure, et découvrir pas à pas les œuvres qui s’offrent le luxe de ne pas être parasitées les unes par rapport aux autres. Chaque artiste a sa place, chacune de leurs œuvres respire au fil de nos déplacements, permettant ainsi de s’y concentrer en toute facilité. Et lorsqu’enfin le dernier plateau est franchi, nul besoin de revenir en arrière, le tour est fait, la sortie est là.
Philippe Paumier
D’un côté, les encres de Chine, de l’autre, les porcelaines. Mais quel que soit le médium, l’artiste empreinte à la calligraphie chinoise son souffle vital, celui dont il est question dans les essais de François Cheng, dont il est question pour tout traceur de signes dans le vide. Sur le papier, dans l’espace, le geste cumule les styles. Cursif, les traits apparaissent liés, unis dans un même mouvement, continuels. Courant, ils se régulent, se font plus solennels, plus facile à la lecture, plus facile à jaillir du poignet.
Sans titre, 2013, encre, 30 x 40 cm - Crédit photo : Philippe Paumier
Elsa Cha
La technique mixte a l’avantage de l’assemblage. Plusieurs mines de plomb, plusieurs pastels à l’huile, collés ensemble sur une feuille épaisse dont chacune des composantes quadrille l’armure d’un tissu à venir. Généralement cachées, essentiellement non finies, ces petites choses étroitement unies apparaissent ensemble ou à la volée, et nous rappellent que la querelle entre couleur et dessin n’est pas au cœur du « Vivre à propos ». Tout est en cours, brouillé, brut. Sans doute est-ce là que l’intime chez Elsa Cha se cartographie le mieux : quand tout s’enchevêtre à la manière d’un premier croquis, le plus vivant et le plus spontané, qui ne demande aucun devoir pour être formulé.
Tes couleurs surannées, 2013, techniques mixtes sur papier, 70 x 100 cm - Crédit photo : Elsa Cha
Christine Coste
Autre technique mixte, autre intime. Génital ici. Confrontés sur le même plateau face aux travaux d’Elsa Cha, les dessins de Christine Coste s’affairent à l’interne. Aussi bien organique que trivial, le maillage ne fait aucun détour quant aux patrons qu’il développe. L’œil saisit les images, dans toute leur cruauté et leur véracité. Mais au-delà de ces hostilités premières, le mouvement opère, la couleur se précise, dans un spectre qui s’étend sur une verticale de désirs et de symboles. Passé le premier regard, les genres se confondent pour ne laisser qu’humidité et saillance.
Série Utérin, série de 4 dessins, 2015, techniques mixtes sur papier, 220 x 116 cm - Crédit photo : Christine Coste
Keen Souhlal
Si les porcelaines de Philippe Paumier nous rappelaient déjà que le dessin n’a jamais uniquement été affaire de papier, celles de Keen Souhlal, tout comme ses bois, le confirment à nouveau. Le dessin vivant, l’artiste va le chercher dans la nature qu’elle imite autant qu’elle la reproduit. Le geste est délicat, quasi absent de toute trace humaine, comme pour souligner une poétique de géoplasticien. Poétique qu’elle ne cesse de toujours cultiver plus avant, en multipliant les éléments, leurs fins intrinsèques qu’elle conjugue à l’aménagement, la configuration, la présentation. Les œuvres sont de Keen Souhlal comme Keen Souhlal les laissent œuvrer d’elles-mêmes.
90 grammes d'idées fixes, 2011, biscuit de porcelaines, ensemble de 7 pièces, 15 cm d'envergure - Crédit photo : Keen Souhlal
Clément Bagot
Si les cartographies sont évidentes à première vue, encore faut-il s’en rapprocher pour apprécier leur vitalisme. Au plus près de la ligne, la nervosité. La rédaction de ces réalités non géographiques en transpire. Autant cellulaire qu’il semble océanique, le modèle de ces surfaces fonctionne pourtant à la manière de la tectonique des plaques, dont on soupçonne malgré leur apparente proximité que demain déjà elles dériveront au-delà du papier, et le papier avec. Poétique d’un double tapis roulant en latence, à l’œil de déterminer où commencera la séparation parmi cette nuée de micro continents.
Sans titre, 2015, encre sur papier, 50 x 70 cm - Crédit photo : Clément Bagot
Mathieu Bonardet
De l’action, les séries photographiques de Mathieu Bonardet sont visiblement celles qui s’en rapprochent le plus. Peut-être aussi parce que la performance dans son acceptation première appelle explicitement au geste. En tous les cas, ceux de l’artiste s’efforcent aux allers et retours, d’une narration linéaire qui devient multiple, tracée par tout le corps. De ce cycle dont le cinétisme est découpé étape par étape, nous en avons la finalité, un mur plus loin. Bien sûr, le travail est tout autre, mais dans l’intention même, la didactique opère : à toi, regardeur, de voir au-delà de l’horizon, et d’y découvrir un ailleurs. L’image dessinée appelle une autre image. Le dessin qui agit ouvre un autre espace.
Lignes, 2011, série de 16 photographies numériques, 36 x 56 - Crédit photo : Mathieu Bonardet
Mathieu Lelièvre
Cartographies intimes
Exposition en cours au 116 jusqu’au 19 décembre 2015
116, rue de Paris – 93100 Montreuil
Métro : Ligne 9, Station Robespierre
Pour en savoir plus :
Philippe Paumier (Cliquez ici)