[Entretien] Nour Awada et Jacques Girault | Décembre 2015

21/01/2016 22:41

 

L’un des inconvénients d’une collaboration, c’est de voir dans les média une personne être mise en avant au détriment d’une autre. Bien sûr, Jacques Girault a d’abord été Chef opérateur sur les vidéos de Nour Awada avant de devenir Co-réalisateur, mais force est d’admettre que malgré ce changement de statut, il reste dans l’ombre quand il n’est pas évoqué à la va-vite. Quelque part, on peut comprendre qu’avec ses sculptures et l’aura de l’Ecole des Beaux-Arts dont elle est issue, l’attention portée à Nour Awada soit plus manifeste. Pourtant, à mieux s’y rapprocher, il faut bien différencier d’un côté les sculptures, et de l’autre les dessins et vidéos. Même si dans chaque cas il s’agit d’évoquer le corps et les éléments, avec toute la part symbolique qu’ils entraînent, on ne peut les appréhender de la même manière, on ne peut nier l’investissement plastique de Jacques Girault. Aussi, lorsque j’annonce à Nour Awada mon envie de m’entretenir avec elle sur ses vidéos, elle m’explique que l’entretien ne peut se faire sans lui. Chemin faisant, je rencontre les deux, et ensemble, nous voyons comment cette collaboration s’est construite au fil des projets, comment celle-ci se retranscrit visuellement, et enfin comment ils souhaitent la faire évoluer au fil du temps.

 

« Autant le dessin fixe l’image, autant la vidéo la ranime »

 

Chez Nour Awada, chaque série de dessins fonctionne à la manière d’un story-board d’une vidéo à venir. Ni simplement un croquis, puisque ces derniers s’exposent selon un protocole défini, ni totalement un aboutissement, puisqu’elle les considère comme faisant partis d’un catalogue. A parler de catalogue, l’artiste me renvoie à Edouard Levé et son livre Œuvres « contenant cinq cent trente-trois projets d’œuvres d’art, installations, peintures, sculptures ou photographies. Loufoque, délirant, ambitieux ou modeste, chacun de ses projets tient la route. La preuve, Levé en a réalisé un certain nombre depuis. » (Jacques Morice)

Le dessin comme projet, le projet d’un rêve. C’est là où peut-être le dessin rejoint la sculpture : quand Nour Awada semble ne pas être satisfaite, quand le travail demande à ne pas être fini, à ne pas avoir fini sa maturation. L’entre-deux est là, avec tous les paradoxes qu’il entraîne avec lui dans son tracé, sa mise en espace, ses vides. Le dessin cadre le projet mais pas l’imaginaire qu’il véhicule, le dessin ne réalise pas. Pour cela, il faudra l’intervention de la vidéo. Et celle de Jacques Girault.

      

Parabole, 2010, encre de Chine, 13 x 18 cm - Crédit photo : Nour Awada

      

Sans titre, HD 16/9, 27'', 2010 

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Réaliser la suspension, réaliser la boucle, réaliser la performance. Et si des titres comme Les Mues ou Parabole n’étaient pas assez explicites quant à ce statut du dessin, les vidéos nous confirment ce caractère liminaire qui en ressort.

 

Improvisation et Ruisselantes – Réalisation : Nour Awada / Chef opérateur : Jacques Girault

 

Nous sommes en 2010. Pour réaliser son projet Improvisation, Nour Awada fait appel à Jacques Girault. Lui, il vient du cinéma. Son rôle : mettre en image l’idée du réalisateur. Au service de l’artiste, à travers le cadre, il lui parle de rythme, de crédibilité, de vraisemblance, d’ambiance, de tonalité visuelle. Elle partage son univers avec lui, tout comme il fait l’aller et retour entre le cinéma et les arts plastiques. Il s’intéresse aux tentatives du cinéma formel (Stanley Kubrick, David Lynch, Jacques Audiard, Kenneth Anger), tout comme à celui des premiers temps. C’est que Jacques Girault aime explorer l’image, son autonomie, là où la narration est mise de côté au profit des jeux plastiques. Il me cite René Clair, Luis Buñuel, Marcel Duchamp et Man Ray. Tout dans son répertoire s’affaire au montage, à la bande sonore, en d’autres mots à la modernité.

   

Improvisation N°1, HD 16/9, 9'38 (en boucle), 2010

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Avec Improvisation, Jacques Girault met en scène la série Parabole de Nour Awada. A l’écran, six jeunes femmes, nues. Adoptant la pose, chacune d’entre elles répète inlassablement le même geste, bouclant un cycle au même titre que le montage. De la série de dessins, il en reste les corps, les attitudes, l’ampoule, le vide. Et alors, dans cette atmosphère silencieuse et brumeuse, teintée de clair-obscur, il n’est plus question de parler de story-board. On parle de tableau vivant.

Pour Les Ruisselantes, à l’origine, c’était une performeuse qui devait s’exposer nue dans un champ, sous une pluie battante. Lors de la prise, la température avoisine les 6 ou 7°C, l’eau est à 2 ou 3°C. Une crise d’hypothermie plus tard, conditions météorologiques réunies oblige, Jacques Girault poussera Nour Awada à remplacer la performeuse. Ce sera sa première expérience de transe. De cette expérience, elle en gardera la douleur. A l’image, elle convulse, et pourtant, avec toute l’insouciance de ce corps qui ne savait pas à quoi s’attendre, elle reste. Jacques Girault recommande une deuxième prise, mais pour Nour Awada, en mémoire de ces sensations anciennes allant au-delà des 17 minutes que le spectateur aperçoit, cette prise n’aura jamais lieu. On parle de tableau vivant performatif.

   

Les Ruisselantes, 2012, HD 16/9, 17 min

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Blanche, Noire, Bleue – Réalisation : Nour Awada et Jacques Girault

 

En vue de l’exposition d’Hokusai au Grand Palais, Jean-Pierre Limosin recherche des jeunes artistes pratiquant la vidéo pour réaliser une œuvre liée au travail du fou du dessin. Entre poétique de l’eau, bleu de prusse et fantôme, Arte Créative et Zadig commande un projet. Nous sommes en 2014, la collaboration entre Nour Awada et Jacques Girault devient plus étroite : l’idée motrice, réaliser non plus l’un au service de l’autre, mais ensemble. Le temps de la co-signature commence, le binôme met en commun ce qu’ils ont envie de voir, tous les deux. De là naîtra le triptyque Blanche, Noire et Bleue. Blanche pour le Grand Palais, Noire pour le Prix Icart Artistik Rezo, Bleue pour l’exposition d’Entre les brèches jaillit l’écume.

     

Blanche, 2014, Vidéo HD, 7:40

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Si les deux premières collaborations s’interrogeaient sur l’appréhension du dessin et celle de la vidéo, à partir de Blanche, la constitution oscille entre la vidéo d’art et le cinéma. Dans l’intention, la performeuse travaille avec les éléments. Avec l’eau vient la durée, la manière de voir l’œuvre, la manière de ranimer le rêve. Ce tiraillement entre cinéma et vidéo prémisse déjà autre chose. Si la différence entre voir une vidéo et vivre une vidéo était déjà de mise auparavant, la pesante immersion qui opère dans Blanche est tout autre : un lit, une couverture, une rêveuse, et au loin, la mer. Tout est calme, ou plutôt tout paraît latent, à la fois au repos et en mouvement. Au son des battements pluvieux succède celui d’un son qui appelle une passagère, qui rappellera aux lecteurs de Gaston Bachelard la barque de Caron, aux lecteurs de Marguerite Yourcenar le peintre Wang-Fô et son disciple Ling qui « disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer. »

          

Noire, 2015, Vidéo HD, 4:00

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Noire, pour la nuit, pour renforcer l’aspect déjà fantomatique de la performeuse, pour contraster plus encore les éléments clairs des éléments obscurs. Plus de son, si ce n’est la sourdine du vent qui ballotte faiblement les drapés. Plus juste une performeuse se dressant face aux vagues, si ce n’est sa jumelle qui vient se coucher. Le rêve ranimé devient double. Il faut regarder au loin comme il faut s’allonger. Il faut aller chercher l’horizon comme il faut le manifester par son corps.

Bleue, pour la couleur d’Hokusai. Dernière vidéo du triptyque, on m’expliquera qu’elle n’est pas encore terminée. Néanmoins, l’imaginaire qu’elle véhicule est bien présent, qu’il s’agisse de faire l’éloge d’une dissolution comme celle d’une nouvelle tentative formelle. A mesure que les projets réalisés s’enchaînent, force est de constater que Nour Awada et Jacques Girault agissent bel et bien en binôme. Et comme pour appuyer une présence toujours plus prononcée de la couleur, tout en faisant écho au dessin et sa valeur projetée, les deux artistes me parlent de l’Enfer inachevé de Clouzot : ce film maudit qui s’enlise dans des essais formels, le passage de la mère incarnée par Romy Schneider, ce film qui ne s’est jamais fait. Espérons pour eux que Bleue et leurs projets à venir ne subiront pas le même sort.  

 

Et la suite ?

 

Après le triptyque, Nour Awada et Jacques Girault envisagent de continuer à faire vivre leurs vidéos. Chercher le ludique, chercher l’immersif. Ils pensent à la rétrospective de Bill Viola au Grand Palais, à des expositions passées de Théo Mercier ou encore Loris Gréaud, et se demandent comment tirer l’image de son écran, comment l’exposer ailleurs. Faire avec d’autres éléments, comme le vent et le feu. Frôler l’abstraction. Quelque part, le projet consistera à ranimer le rêve non plus à simple titre performatif, mais à titre d’expérience totalisante. Bientôt peut-être, nous aussi serons teintés de couleur, appelés au loin entre ciel et terre, ou encore battus par les éléments. Reste encore à savoir comment tout cela sera réalisé.

 

Mathieu Lelièvre

 

Pour en savoir plus :

Nour Awada