[Entretien] Julie Crenn | Dogs from hell, et autres expositions

02/03/2016 20:02

 

I got to keep movin’ x2

Blues fallin’ down like hail x2

Blues fallin’ down like hail x2

And the days keeps worrying me

There’s a hellhound on my trail

Hellhound on my trail x2

Robert Johnson - Hellhound on my trail (1937)

Si la légende veut que le don de Robert Johnson pour la guitare lui vienne d’un pacte avec le diable, il n’est pas étonnant de l’entendre chanter qu’un chien de l’enfer est sur ses traces. C’est que dans la communauté noire du Mississipi des années 40, le vaudou aussi bien que le blues y est très vivace. Papa Legba attend au carrefour, tout comme l’animal noir aux yeux rouges qui accompagne les âmes jusqu’aux enfers pour les y garder.

A parler de chien, qu’il vienne du Mississipi, du plus profond de l’Egypte antique ou encore au détour de mythologies gréco-romaines,  l’enfer - et les rituels qu’il associe dans sa suite - ne semble a priori jamais très loin. Mais au-delà de l’enfer, au-delà du conte et du monstre, la part propre à l’animal n’a que peu de place dans les histoires des hommes. En vérité, il s’agit plutôt de parler de l’homme que de l’animal. L’animal, ou autrement dit son opposé, son instinct, ce qui est doté ni de raison, ni de langage. Ce qui est ni sociable, ni travailleur. Aussi, lorsqu’un chien de l’enfer est sur ses traces, il s’agit pour Robert Johnson de parler de ce qui n’est pas humain dans sa manière de jouer. Comment dans ce cas l’artiste travaille-t-il la figure animale ? Sous quelles conditions cette réappropriation devient-elle sujet de l’oeuvre ? A quels moments cette image figure-t-elle ce qui est non-humain ?

Affaire de mutation, affaire d’hybridation, de métamorphose aussi, la figure animale transforme autant qu’elle enfante un développement. A la manière d’un renouveau, d’une nouvelle naissance, d’une nouvelle adolescence. Qu’il soit radical, profond ou brusque, l’anthropocentrisme que la figure animale provoque opère toujours une incorporation, tel un passage que l’on se doit de suivre d’une forme à une autre, à l’intérieur d’un même sujet, avec tous les caprices qu’il lui est possible de dessiner pour arriver à affecter tout ou partie de son être. Peut-être ainsi, tout défaut mécanique, tout automatisme, toute pensée mise à part, l’homme ne parlerait plus de lui-même. Ou plus précisément, l’homme parlerait d’un pacte avec son propre animal.

 

Des Pink Floyd à Dogs From Hell

 

Nous sommes le 17 avril 2015. C’est à la galerie des Franciscains (Saint-Nazaire) que je rencontre Julie Crenn lors du vernissage de l’exposition Leave the Kids Alone dont elle assure le commissariat. Entre les travaux de quinze jeunes artistes en devenir issus d’écoles environnantes (Tours, Angers et le Mans), elle m’évoque brièvement comment une chanson des Pink Floyd peut alimenter un discours plastique à la fois visuel, théorique et symbolique. Si déstabiliser, bouleverser et expérimenter sont les maîtres mots à l’ordre du jour, il y a aussi dans cette mise en relation d’artistes une attitude qui entre en jeu, un anticonformisme émanant aussi bien de la part des artistes que du commissaire. Un anticonformisme où le teacher n’impose ni ne transmet aucune méthode de raisonnement, aucune manière d’être ou d’agir académique ; où les kids ne suivent ni ne reçoivent d’enseignements. Pour le commissaire et l’artiste, ensemble, il s’agit à la fois de contourner et détruire, de proposer et être attentif à l’autre, en tous les cas de renouveler non seulement le champ de la création, mais aussi la conception de l’exposition. Et comme pour appuyer cette attitude, Régis Perray (artiste et ami de longue date) me confirmera notamment que les textes de Julie Crenn sont loin d’être universitaires, que le lien de proximité - quasi familial - qu’elle établit avec chacun d’entre eux dépasse le cadre formel et distancié comme on pourrait traditionnellement le concevoir dans ce genre de relations. Sans doute est-ce là que l’anticonformisme se retranscrit le mieux : quand le maître et l’élève cessent de se comporter selon une norme établie, quand le commissaire et l’artiste commencent à se comporter selon leurs propres normes.

Cet anticonformisme, Julie Crenn le cultive aussi bien par les artistes qu’elle présente que dans les thématiques qu’elle véhicule au détour de colloques, conférences et autres expositions. Impact du genre et du féminisme, repenser les modèles, peindre, dit-elle, dé-faire la peinture, dépaysements, autant de titres qui traduisent ce renouvellement qui l’anime, quand ce ne sont pas les figures de Frida Kahlo qui s’immiscent dans son discours et la portent au-delà d’un cadre social  et géographique étriqué.

Pour Dogs From Hell, tout part d’Adrien Vermont, de son rapport conflictuel, animal, avec l’humain. Après ses années passées aux Beaux-Arts à travailler l’homme, 5 plus les 2 années suivantes, l’artiste sature. Et parce qu’il sature de ce rapport, il opère un basculement dans sa pratique du dessin, il se détourne du dessin d’observation et se tourne vers le dessin d’enfant. Durant trois ans il s’isolera avec son sujet : la figure animale. Plus logique, plus expressionniste, c’est tout un travail de désapprentissage qui s’effectue à travers sa manière d’aborder l’homme. Plus vraie, tout en étant plus subjective, la figure mêle autant le signe écrit que dessiné, et avec elle chemine une multitude de domaines où l’humain et l’animal cohabitent pour s’étudier, se retrouver, se libérer des choses, de leurs conceptions premières, en débordant non plus ici « d’un mur de briques » mais plutôt des pages d’une encyclopédie, où importerait plus « l’idée qu’il se fait du chat et non pas le chat qu’il voit ». Du chat au chien, en passant par la girafe, le centaure ou encore le rat, l’idée que Julie Crenn se fait de Dogs From Hell commence à prendre forme, et avec elle l’idée que saisissent au bond les artistes qu’elle convie à se rassembler pour exposer ensemble l’enfance, le conte, le monstre, les mythes, leur dimension politique. Pour exposer leur idée de la figure animale.

      

 

Dogs From Hell – L’exposition

 

Elles n’en sont pas à leur première collaboration ensemble. Au fil du temps, à force de venir aux expositions de l’une, à force de présentation et de discussion de l'autre, Julie Crenn et Patricia Dorfmann ont appris à se connaître, échanger leurs idées comme les artistes qu’elles défendent, et c’est donc en toute confiance que Dogs From Hell se situe à la Galerie Patricia Dorfmann, « une grande galerie » dit-elle, qui permet d’exposer une douzaine d’artistes à la fois.    

A l’entrée, côté gauche, les dessins d’Eric Corne figurent des femmes nues, portant un crâne humain à bout de bras ou un cadavre sur leurs genoux. A leurs côtés un chien, derrière elles l’horizon de la mer entre des pins ou les murs d’une maison en bois. On ne sait de quel traité latin ou dictionnaire infernal ils sont issus, on ne sait quelle peste noire ou danse macabre est à l’œuvre, si ce n’est celle du crayon qui diabolise les traits de la pietà comme il intensifie l’atmosphère de ce nocturne en cours que même les horloges ne veulent arrêter. Expressif plus que représentatif, dense plus que réel, le trait se joue d’une narration qui transgresse la dimension dont elle s’inspire pour mieux figurer un espace et une temporalité imaginaires. Autre espace-temps, autre narration, mais pourtant chez Laura Bottereau & Marine Fiquet (deux des « Kids » de Saint-Nazaire) le trait joue aussi avec les corps mis en scène. Tour à tour garçons et filles se dénudent, s’enroulent, s’enchevêtrent les uns aux autres, se mangent les uns les autres, se tirent les uns sur les autres. Tout rapetisse ou s’élargit, se ligote ou se transperce, se creuse ou se confond. Et dans cette confusion des chairs, où l’on ne sait plus très bien où commence l’un où se termine l’autre, où commence l’homme où se termine l’animal, un air de manipulation et de jeu ressort. C’est qu’à l’origine de ces jeux de contorsions absurdes il y a des règles, celles des Dames, dont le dessin tente de traduire des parties en cours.

      

      

      

Côté droit, Françoise Pétrovitch greffe oiseaux et autres cervidés sur des têtes grises. Les yeux absents, les paupières rougeâtres, seul l’animal qu’on lui a attribué dessine une partie de vie, une partie de matière dont la couleur vient se répandre au coin de ce crâne malade. Si le procédé vise à obtenir un seul individu, il ne révèle pas néanmoins si cet enrichissement profitera totalement ou non à son hôte, comme s’il laissait la question en suspens, de même que la nature réelle des tissus de son donneur. Quelques pas plus loin, à grand renfort de résine, plumes, et autre condensé de joyeuses pacotilles, le totem hybride de Skall invite à la fantaisie. Un totem hybride, dont on cherche à deviner la valeur réelle des objets le constituant : union de la tradition et du moderne, du sacré et du profane, le dispositif multiplie autant les allusions culturelles que temporelles, projetant ici et là ses renvois, ajoutant du kitsch au sérieux, de la chimie à la magie, pour un assemblage qui ne cesse de questionner ses nombreux croisements. Plus loin encore, les céramiques sous vitre de Gretel Weyer évoluent entre les troncs d’un marais noir. Au coin, une jeune fille. Autour d’elle, les yeux jaunes vifs, des grenouilles s’appuient sur les parois de leur prison de verre, prêtes à bondir sur le premier venu, quand elles ne sont pas retournées. Un jour, viendra.

   

Passé l’escalier menant à la salle du fond, à gauche, les animaux légendaires et légendés d’Adrien Vermont s’exposent sur des pages plus ou moins grandes. Annotées, indexées pour mieux les figurer, c’est l’écriture et le dessin qu’il s’agit de réappréhender, là où le par-dessus des choses corrige l’observation première, où la couleur et le trait ne sont que pure expression, à la fois naïve et brut, en tous les cas absolument vivante, absolument subjective. Eloge du merveilleux comme du fantastique, les inventions poétiques de Vanessa Fanuele transforment de leur côté les faits en les croisant dans un entre-deux organique. Pour produire son récit, l’huile plonge ses corps dans la forêt de la nuit, dans la pénombre d’un couloir, avec lesquelles ils semblent liés, sans lesquelles peut-être ils ne se matérialiseraient pas pleinement. Tantôt délicate, tantôt violente, la lueur de ces touches qui assemblent grade des communions qui toujours appellent au double, de la partie haute à la partie basse, d’un corps à un autre, d’un corps à un décor. Chez Mohamed Ben Slama, quand les corps ne sont pas masqués d’une tête de taureau ou autres bêtes à l’allure menaçante, c’est l’auréole des saints qui vient couronner au loin la tête des hommes. Cachés derrière une montagne, ou visibles de pleins pieds sur fond noir, ils observent le public, rassemblés là, dégoulinant de peinture.

   

   

Sur fond pastoral, bien que bipède, la créature de Jean-Luc Verna aurait tout des centauresses de Fred Moore dansant sur le troisième mouvement de la symphonie de Beethoven. A la différence près qu’armée de sa baguette étoile (rappel de son leitmotiv récurrent « l’étoile dansante »), le pas de deux est plus guerrier qu’allégresse. Car dans cette chorégraphie d’assaut où dessin, sexualité, et mythologie sont prêts à bondir sur leur agresseur, mieux vaut être chaussés de sabots que de pantoufles de verres. Autre guerre, autre medium, pour Damien Deroubaix, c’est du côté du Guernica de Picasso qu’il faut chercher l’inspiration de cette tapisserie monumentale. De la peinture à l’huile et de ses nuances de gris, du cheval hurlant transpercé d’une lance ou encore de la mère pleurant son enfant, le Guernica de Deroubaix devient une composition brodée de mots brillants tels des enseignes publicitaires, où entre une vache à terre et une femme cagoulée de noir posant fièrement en sous-vêtements, des squelettes d’hommes et de chiens parlent argent et autre réjouissance. Moins monumentales sans être dépourvues de mordant, les images de Myriam Mechita cadrent les mâchoires et les regards, baignant d’un filtre rouge des duels d’hommes et de loups. Comme de brefs instants, ces captures traduisent toute l’intensité de ces moments d’affrontements où il n’y a plus à raisonner outre mesure.

      

 

Et la suite ?

 

Si jusqu’à maintenant une seule de ses expositions a suscité une suite, nul doute que Julie Crenn continuera de présenter les artistes de Dogs From Hell au détour d’autres problématiques. Car au-delà de la figure animale, tous cultivent à leur manière cet anticonformisme qui l’habite, une forme d’insoumission qui demain inaugurera à Paris ou ailleurs de nouvelles propositions plastiques. Et pour en finir avec les chiens, il n’est pas anodin de voir la commissaire accorder le même intérêt aux discours des plasticiens qu’à celui des chanteurs, tant les uns peuvent alimenter les autres, comme par exemple la canadienne Grimes, qui en 2012 s’isole sans manger ni dormir durant neuf jours, et finira par produire Genesis.   

   

Grimes - Genesis (2012)

Cliquez ici pour lancer le clip

 

 

 

Mathieu Lelièvre

 

Exposition à venir :

W/W – Art, Femmes et Guerres – Maison des Arts – Rosa Bonheur (Chevilly-Larue)

Vernissage le samedi 12 mars à 18h30 !

 

Pour en savoir plus :

Julie Crenn

Galerie Patricia Dorfmann