[Exposition] Association Rémanence | Etre(s) au monde, Volets 1 et 2

17/02/2016 16:57

 

Etre(s) au monde. D’abord un nom, à la fois singulier et pluriel, le tout rapporté au monde. C’est qu’il y a là une diversité qu’il convient d’examiner, pour questionner la relation que chacun entretient avec le monde. Qu’est-ce que l’image nous révèle de cette relation ? Qu’est-ce que l’image nous révèle sur ces êtres, sur ce monde ? De quoi le spectateur est-il témoin lorsque face à l’image il contemple le chaos, l’homme ou encore le paysage ? A prendre du recul sur cette géométrie variable des images, la question dépasse un cadre auquel il serait trompeur de se fier, sur lequel s’arrêter, ici et maintenant, en figeant une réponse qui de toute évidence demande à être creusée, cultivée, enrichie de façon permanente. Alors, image après image, exposition après exposition, pour peut-être tracer un état des lieux qui demain déjà sera différent, il s’agirait de voir, de manière épisodique, comment évolue la question, comment ceux qui l’exposent se la réapproprient, pour enfin ressentir comment l’image travaille tous ces temps et ces espaces donnés.   

 

Etre(s) au monde – L’association

 

Ils sont bien conscients qu’ils n’ont pas inventé la question, que la question s’est posée, se pose et se posera sous divers angles d’approches. Parce qu’ils ont conscience du passé, de l’histoire de l’art comme des autres histoires, ils se positionnent en tant qu’héritiers de ces derniers et se rattachent ainsi à un réseau pour le moins complexe qui s’interroge sur sa place dans le monde. Un réseau où à travers le temps l’image passe de l’abstraction à la figuration, où aujourd’hui l’image n’est ni figurative ni abstraite. Le parcours entre ces images est éclectique non seulement parce qu’il rend compte de cette évolution mais aussi parce qu’il nécessite une confrontation entre le passé et le présent, entre l’artiste et le spectateur. Il nécessite de donner au projet une lecture ancienne comme d’en redonner une nouvelle. Parce qu’une case est insuffisante, parce qu’une image seule ne suffit pas, il faut multiplier, il faut faire sens de manière équivoque, il faut être plusieurs à s’en préoccuper. C’est ce que Jérôme Delépine (Vice-Président, Artiste) et Eric Bourguignon (Artiste) m’expliquent lorsqu’ils me parlent de leur association Rémanence, et à travers elle comment ils tentent de réunir le temps d’une exposition non seulement des œuvres, des textes et un public, mais aussi des sociologues, historiens, philosophes, et plus encore, ou autrement dit tous ces être(s) au monde.

Ambitieux, le projet l’est totalement, tout comme il est difficile pour une association créée en 2012 d’être prise au sérieux quand elle demande aux institutions ou aux privés de leur prêter des œuvres en lien avec leur thématique, ou encore de trouver un grand espace où exposer plus d’une vingtaine d’artistes en une seule fois. Si aujourd’hui ils peuvent se permettre de faire dialoguer l’arbre de Mondrian ou La Rose de Zao Wou Ki au travail des artistes membres de Rémanence, ou encore d’exposer au sein du Loft 19 de Suzanne Tarasiève, le contexte n’a pas toujours été propice à ce type d’échanges, encore moins à laisser de la place au sein des lieux d’expositions à un art qui ne prône pas le « conceptuel ». Pour l’association, il faudra faire avec l’idée selon laquelle chercher comment à travers une technique rendre lisible une émotion pure est perçue comme obsolète. C’est là que Rémanence prend toute sa signification, dans cette « persistance d’un phénomène ou d’une sensation, même après la disparition de ce qui les a provoqués ». De là découlera finalement le cycle d’expositions qui nous préoccupe aujourd’hui, un cycle placé au cœur du programme Humanité(s) Regards Croisés porté par l’association, un programme « qui nous placera face à nous-même et au regard de l’autre ». 

 

Etre(s) au monde - Les commissaires

 

Il est co-fondateur du webzine Boum Bang, elle travaille chez Laurence Esnol Gallery. En parallèle à leurs activités de rédacteur en chef et galeriste, Guido Romero Pierini et Géraldine Bareille exposent des artistes dont ils défendent la thématique, partagent les mêmes envies, le même regard. Un commissariat avant tout de soutien de démarches que l’on pourrait qualifier de militantes, à l’heure où en France le pictural et l’émotion se font moins présents que dans les pays anglo-saxons.

Pour Guido, la visibilité acquise grâce à Boum Bang (plus de 60 000 abonnés sur Facebook et plus de 3 000 sur Twitter, Golden Blog Award 2012 du meilleur site culture grahique) lui permet d’organiser des événements culturels, à mi-chemin entre exposition et concert. Au fil des événements, il s’intéresse au commissariat et fonde sa propre galerie nomade, pour l’instant du moins. Si l’idée de vitrine virtuelle d’artistes est à l’ordre du jour, il n’écarte pas pour autant celles des tables rondes, des lectures et cocktails. Quant à parler d’un futur espace physique pour sa galerie, il ajoute qu’il continuera d’organiser à côté ses événements sur Paris, mais aussi à l’étranger. Sa rencontre avec l’association Rémanence se fait sur affinités : il connaissait le travail de leurs membres avant les débuts de l’association, et c’est tout naturellement qu’après être venu le voir, des connexions se sont établies entre eux et lui. Nous sommes en mars 2015, l’exposition test Réminiscences à la Darren Baker Gallery à Londres bat son plein, suivrons donc l’exposition personnelle d’Eric Bourguignon Le Chant de la peinture à l’Espace Joseph en décembre, et actuellement Etre(s) au monde, Volet 1 et 2 au Loft 19 de Suzanne Tarasiève.

Pour Géraldine, il a toujours été question d’organiser des événements en parallèle à son travail. L’idée motrice : collaborer avec d’autres sur un même projet. De la peinture, puisqu’à la base c’est elle qui s’expose chez Laurence Esnol Gallery, Géraldine en perçoit la dimension sensorielle, à la fois visuelle et tactile, en tous les cas matérielle, rattachée à l’histoire de l’art. A ses questions d’ordres phénoménologiques s’ajoutent celles plus intellectuelles : ce qu’un travail nous dit d’une époque, ce qu’un travail nous dit dans un temps donné. Consciente de la portée à la fois contextuelle et universelle de telles problématiques, Géraldine adopte une position ouverte, aussi bien sur les mediums et leurs moyens d’expressions que sur la zone géographique à couvrir. Comme pour Guido et Rémanence, la peinture n’est pas une fin en soi, et puisque d’autres sont habités par les mêmes questions, autant se fédérer sur une ligne artistique commune, une ligne globalisante passant des peintures rupestres à l’art numérique. Véritable melting pot en acte, le commissariat est ici externe : il s’agit de visiter les ateliers, choisir des œuvres, et d’en respecter les thématiques associées le temps de l’exposition.

 

Etre(s) au monde – Volet 1   

 

Passage de l’Atlas, dans le quartier de Belleville, le Loft 19 porte bien son nom : un espace où se côtoient aussi bien les œuvres qu’une cuisine, des recoins où exposer qu’un canapé devant une bibliothèque. A la fois lieu de vie et lieu d’exposition, le Loft a nécessité pour Rémanence de scinder Etre(s) au monde en 2 volets, pour éviter de parasiter les œuvres (nombreuses) entre elles mais aussi pour les faire cohabiter avec le mobilier en présence.

A l’entrée, une paire de mains jaillissant de la pénombre, un enfant à terre criant dans une salle noirâtre. Si le va-et-vient entre l’obscurité et la lumière se fait sentir, que ce soit par la touche ou par le corps, c’est qu’il y a chez Jean Rustin un éternel retour sur la question de la peinture, sur la question de son sujet. C’est qu’avec le temps, il a travaillé aussi bien l’aquarelle que l’huile ou encore l’acrylique, en faisant de l’œil à la figure humaine, au lyrisme, tout comme à l’action painting. Sans doute est-ce là que pointe une démarche consciente de son évolution : quand la figuration s’expose à demi-mots, tatillonnant dans une noirceur qui ne se veut pas totalement scénique, qui cohabite au même titre émotif que le portrait présent. Même constat chez Jean-Pierre Ruel : il y a bien un corps qui tombe, il y a bien son ombre portée sur le sol, mais à mieux y regarder, il y a des masses de couleurs. Déposées là, superposées même, retravaillées, elles forment un ensemble comme elles le déforment. De la chute ou du dialogue chromatique, il n’y a qu’à déplacer l’œil pour rendre visible l’entre-deux, pour passer de l’un à l’autre. Comme un rappel d’une querelle ancienne entre dessin et couleur, mais ici point de désaccord, les deux interagissent.

      

      

      

Un recoin plus loin, des étoiles. A l’image de cette boule éclatante dont la proximité avec d’autres nous permet de les relier et créer des formes, Paul de Pignol dessine et sculpte des constellations qu’il convient d’apprécier aussi bien ensemble qu’à l’unité. Vénus, Lucrèce et autres mythologies sont invitées sur la toile, dans l’espace, comme le bronze et la mine qui les constituent. Si la projection sur la « voûte céleste » n’est parfois pas évidente, c’est que la formule même de ces constellations est complexe. On peut regrouper les étoiles, on peut repérer au-dessous de nous comme à nos pieds ces représentations, encore faut-il déceler ici et là, dans ce dédale astronomique, où commence une figure remarquable, où l’œil identifie l’objet comme particulièrement brillant.  

      

Autre mur, autre constellation. Si Samuel Yal ne sculpte pas d’étoiles, ce sont pourtant des figures éclatantes qui se dissolvent dans l’espace et se fracassent au sol. De la porcelaine, suspendue, le cinétisme de la chute parle de lui-même. Du visage il n’y en a que des fragments, des fragments qui lentement en baissant le regard se noircissent, jusqu’à disparaître totalement dans un semblant de  masse charbonneuse. Non loin de l’installation, un autre visage de porcelaine trône sur un socle. A hauteur de notre visage, un ensemble aussi précis qu’il semble fragile dessine une trouée, comme une main qui serait venue percer la chair pour en extraire des organes indéterminés.  

    

La relation avec Gérard Bignolais apparaît a priori comme évidente. Mais point de porcelaine ou de fragment. Simplement deux corps en grès, enfumés. Ici, l’homme s’expose en entier, ou presque. Quelque part, malgré la présence de plus qu’un visage, il y a encore une fois une absence, comme un silence que le matériau subi malgré sa dureté. Si le grès résiste aux agressions, si le corps prend la pose autant qu’il s’exprime, la neutralité environnante demeure, délogeant toute émotion le long d’une chair en céramique que l’on aurait trop incommodée. Plus que vieilli, ou teint, ou ancien, plus que figé pour l’éternité, l’homme se désincarne.  

    

Au fond du Loft, tandis que la place de l’homme ou encore du medium s’interroge au fil de nos pas, Eric Bourguignon pose sur ses toiles un dernier cheminement : portrait fugitif, paysage chromatique, merveilles de la coulure, relent de roches ou encore touche marine, ou bien tout cela mélangé, converti, floué, entre impression d’hier et d’aujourd’hui. La matière en proie au doute ne figure jamais totalement. Ou alors dans la suite de son auréole elle invite à imaginer ce qui peut se projeter sur son support, en laissant planer le voile sur son sujet, en laissant ouvertes les possibilités d’une diversité qui reste à saisir, comme elle tente de nous échapper. Ainsi peut-être la question du placement prend son essor : quand la peinture propose toujours au-delà de son imagerie initiale.

    

 

Etre(s) au monde – Volet 2

 

A l’heure où le numérique et sa rapidité d’usage gagne toujours plus de terrain, Eric Antoine prend le parti de revenir à un procédé plus ancien, du temps où la photographie était plus affaire de chimie que d’informatique. Entre plaque de verre, sous-exposition et pose sur fond noir, le sujet et son environnement apparaissent sombres, floués par endroits, au sein d’une image qui bien que positive semble hésiter à réellement développer sa composition. Si l’ambrotype produit a priori une imagerie désuète, il ne perd pas pour autant sa puissance évocatrice : éloge de la transparence comme du spectral, peut-être faut-il recréditer ce qui hier réalisait un espace quasi pictural, et qui aujourd’hui nous dit qu’il a encore quelques actions en réserve.

    

Lorsque François Réau se saisit de la mine de plomb, il faut s’approcher au plus près du papier pour appréhender comment ce dernier travaille son support. Parce qu’au loin il n’y a que le paysage, des arbres aussi incisifs que les hautes herbes ou l’écume de la mer, c’est « le nez dedans » qu’on réalise que l’incision n’est pas uniquement apparente. L’incision rend visible aussi bien les figures que le papier, alors, par cet acte seulement apparaît l’ensemble, entre vide et plein. Et comme pour rappeler cette propriété du sujet qu’il « dessine », aux pieds du papier, troncs et autres écorces déposés là marquent eux-aussi ce caractère tranchant qui ressort de leurs entrelacs noués.

              

Si le dessin ou la peinture fixent une forme autant qu’ils prennent conscience de leur support, comment à les regarder peut-on encore parler de portrait ? de nu ? de figuratif ? voire même de dessin ou de peinture ? Qu’est-ce que cette conscience d’un médium en proie à évoluer au-delà de sa condition première engage donc dans sa suite ? Pour Eugène Carrière, si c’est bien un visage qui se présente à l’œil, c’est autre chose que l’huile travaille. De ce titre Tête d’expression, sans doute faut-il garder en mémoire le deuxième mot. De l’expression, bien que secondaire en position, c’est elle qui prend l’ensemble à vif, qui diffuse pour ainsi dire le visage dans cette atmosphère grisâtre d’où il peine à surgir. Vaguement, le regard du poseur interpelle, même s’il contraste avec le tout. Même constat pour le duo dessiné d’Eugène Leroy. Le fusain pose les corps, mais il pose avant toute autre chose sa propre graisse. Alors dans cet enchevêtrement de traits et de noirceurs, il se fait plus sujet qu’il ne sert à son sujet.

   

   

Que l’on reconnaisse orange ou bleu l’horizon d’un paysage, ou encore un rassemblement de personnes dans l’obscurité, la peinture de Jérôme Delépine ne se limite pas elle non plus à son sujet. Ou plus précisément, ces éléments à proprement visibles ne sont pas le seul sujet de sa peinture. Il faut donc s’attarder sur son tracé, sur son geste, pour définir graduellement comment se compose l’ensemble, comment se compose chaque partie. Cependant, à additionner chacune d’entre elles, il n’est pas dit que ces peintures donneront réponse à toute concrétisation. Elles participeraient plutôt à rendre palpable une impression, à suggérer une sensibilité plus qu’à dévoiler le réel, pour qu’alors chez le spectateur une appropriation de la couleur s’active, et par là-même du pictural.

   

Comment alors considérer le paysage lorsqu’il cohabite avec une peinture active ? lorsque la peinture qui lui permet de prendre essor active en parallèle son propre cheminement ? Chez Edwige Fouvry, la ligne balise aussi bien un horizon qu’un point de fuite, la ligne, mais aussi la masse, la touche, la matière même. Alors, quand l’œil se déplace sur la toile, quelque part s’aperçoit un chemin, autre part apparaît le support, autre part encore une falaise, un massif forestier. Mais jamais cette falaise, jamais ce massif surgissent tout seul. Toujours, l’huile persiste à se présenter plus qu’à les figurer, car bien qu’il s’agisse d’un pittoresque cadré, le cadre entoure plus une peinture qu’un paysage, le cadre entoure plus un rayonnement de la peinture qu’un paysage réalisé. Peut-être faut-il voir dans cet entrelacs de matière rayonnante une mise à plat, où la nature pour apparaître plus que nature doit se faire peinture, à même de chanter certaines de ses propriétés, comme celles de l’artiste.

   

La suite au prochain volet à Guyancourt !

 

Mathieu Lelièvre

Crédit photo : Association Rémanence

 

Etre(s) au monde, volet 2

Exposition en cours au Loft 19 jusqu'au 27 février 2016

Passage de l'Atlas, 5 Villa Marcel Lods - 75019 Paris

Métro : Lignes 2 et 11 Station Belleville

 

Pour en savoir plus :

Association Rémanence

Galerie Guido Romero Pierini

Galerie Suzanne Tarasiève / Loft 19