[Performance] Saïdia Bettayeb | Le Feu aux poudres

12/11/2015 17:26

 

Si dans le champ des arts plastiques le mois de novembre est celui de la photographie, il est aussi pour Saïdia Bettayeb celui des expositions : Inlassable Galerie, Galerie Sisso, personnelle ou collective, pas moins de trois événements lui sont consacrés ce mois-ci, mettant en image ses réflexions sur le symbole et l’apparition. Avant de saisir ces occasions données de revenir sur sa pratique, je profite de ce moment pour faire un retour sur un événement passé, afin de démontrer toute l’étendue de son travail. Un travail loin de se cantonner aux cadres de la photographie et de la peinture, puisqu’il s’agit aujourd’hui de parler de performance.

Crédit photo : Jeremy Huynh

Lors de ma première rencontre avec l’artiste à la Galerie du Crous (Avril 2015), face à des feux d’artifice et une pin-up souriante accrochés au mur, elle m’évoque brièvement son intérêt pour l’univers du cabaret. A l’époque, le lien entre ses œuvres et ses performances n’est pas totalement clair dans mon esprit. Parallèle possible ou non entre les deux, la question trouvera une réponse cinq mois plus tard, en recevant une invitation à la performance Le Feu aux poudres au Silencio.

Crédit photo : Jeremy Huynh

Nous sommes le 23 septembre. Une fois descendu les nombreuses marches y menant, le club est à l’image de ce que nous en dit son site internet : 700 m² d’espace « d’un nouveau genre dédié aux communautés créatives scénographié par David Lynch […] qui revendique l’héritage des salons, des cercle littéraires […] »

Crédit photo : David Lynch

D’emblée, le lieu impose son univers or et noir aux multiples ambiances. De la salle de concert au fumoir, de la scène en passant par le bar, les surfaces parcourues sont tout autant d’époques que d’architectures et de designs éclectiques mis en relation, entre lesquels le membre transite intuitivement, dans lesquels déjà les artifices opèrent avant même que la performance n’ait commencé. Il serait vain à ce stade de décrire et segmenter ce qui s’offre à la vue. A la place, mieux vaut profiter des effets de lumières sur le mobilier et les galeries, commander un verre de Chardonnay, allumer une cigarette et expirer une volute afin de coller au cadre.

Crédit photo : Silencio Club

 

Tout comme le Silencio qui l’accueille, le Feu aux poudres est à caractère multiple, à mi-chemin entre la performance in situ et la séquence cinématographique. Dans la mesure où nul autre endroit ne conviendrait à son exécution, où chaque allusion du scénario s’y accorde, et où les interprètes changent de rôle comme d’espace. L’action se déroule sur scène, parmi les spectateurs, sur le bar, jusque dans les reflets des miroirs incrustés au plafond. La densité du mélange est telle qu’il faut concentrer le regard et l’ouïe afin d’y déceler la part de références, la part d’icônes mises en scène, toutes destinées à parfaire les allées et venues fugitives qui se succèdent devant, derrière et tout autour de nous. Alors, dans cet enchevêtrement visuel et sonore, je reconnais un lien avec les œuvres vues précédemment : il s’agit bien de Saïdia Bettayeb, il s’agit bien ici de « Provoquer l’apparition », comme le veut l’intitulé de l’une de ses expositions en cours.

Projecteur orienté vers la scène, les rideaux s’entrouvrent sur un lancement de feu d’artifice. Ou plutôt sur ce qui participe à son illusion : points et traits, scintillant par la réfraction des rayons lumineux dans l’atmosphère où ils explosent. Le mirage persiste grâce à l’habilité de son agencement, habilité appuyée par un son en boucle quasi aquatique, ainsi qu’une aura bleutée englobante qui nous rappelle le ciel mis en images de l’artiste. Un ciel ici mis en scène qui, à mieux s’attarder sur ses filaments en mouvement, incite à l’imagination. Paradoxalement, ce qui provoque le phénomène pyrotechnique résulte de son absence de violence sonore : quelques crépitements, tout aussi diffus que les couleurs et la musique qui le constituent. Un décalage tel qu’il permet de basculer subtilement de la réalité à la performance en cours.

Les rideaux se referment et surgissent alors quatre mains gantées de velours rouge, effleurant délicatement le tissu tout comme elles viennent s’y mêler. En parallèle de cette gestuelle qui incite au désir, Rebekah del Rio interprète a cappella Llorando. C’est là que le travail opère son inscription dans l’inconscient collectif. A l’image du club où la datation de ses constituants n’a plus lieu d’être, l’approbation de ce que nous voyons et entendons tient dans leur valeur idéalisée : c’est une icône qui agit sur scène, à la fois hommage au film Mulholland Drive et à l’entité d’une diva. Une icône reconnaissable tendant à créer un lien affectif avec la salle. A propos du spectacle du film, Amy Taubin écrira qu’il « vaut l’arrêt… sauf qu’il n’y a pas de spectacle pour lequel s’arrêter. » Les séquences du Feu aux poudres agissent à un titre tout aussi fugace. A l’instant où elles permettent à nos yeux et nos oreilles de les pénétrer, la lumière environnante nous dirige ailleurs, sans qu’à aucun moment il ne soit possible d’échapper à leurs disparitions.

Ces arrêts impossibles sont d’autant plus marqués lorsque les interprètes apparaissent. Lorsqu’Owen Thomas s’avance parmi le public en citant Dorian Gray. Et après avoir été Naomi Watts et Laura Harring, nous devenons membres d’un cercle littéraire du 19me, où l’on nous rappelle les leçons sur la beauté, son hardiesse et sa surface, pour mieux insister sur son caractère éphémère. Des leçons que chaque intervention de Julie Demont tente de manifester. Tour à tour icône de cabaret où ses apparats s’effeuillent, équilibriste éminente dont le jeu de jambes oscille entre le bar et le plafond, gymnaste ou encore lascive reposant sur un piano, elle embrasse de manière exhaustive le personnage de la diva, personnage dont on suit la trajectoire et dont on observe les facettes au-delà de son acceptation première. A tendre l’oreille, les commentaires abondent dans cette impossibilité à s’arrêter. Les séquences sont clairement définies, tout comme elles distordent leurs artifices pour mieux faire apparaître leurs mirages, et provoquer en nous un doute. De la poudre, Saïdia Bettayeb en retient un mélange de fractions, aussi disparates qu’elles sont unifiées, et dont les manifestations sont autant de visions diverses que les volumes du club dans lesquels elles évoluent.  

   

Mathieu Lelièvre

 

Pour en savoir plus :

Saïdia Bettayeb (cliquez ici)

Silencio (cliquez ici)