[Evénement] Nuit Blanche 2015 | Projets choisis

08/10/2015 13:10

 

Rendre compte d’une Nuit Blanche pourrait s’apparenter à la perception d’un paysage contemporain, à l’instant où en arpentant un site le regardeur saisit le monument. De la carte traçant les deux parcours de la rive droite, du corps en transit de chez soi jusqu’à un entre-deux caractéristique de ces lieux de monstration, quelque chose apparaît, quelque part, éveillant le marcheur dans son expédition nocturne de manière inattendue. Incertitude de la temporalité, poétique du non-lieu, épreuve de passages et de sentiers ou encore va-et-vient de l’œil construisant l’objet, les déplacements successifs que constitue la Nuit Blanche dépassent le cadre harmonieux de l’appréhension classique d’une œuvre, allant parfois jusqu’à mettre mal à l’aise, en tout cas ouvrant un autre volet de la vision.

Apprendre à voir autrement, déceler un objet et la valeur éphémère de son espace,  expérimenter le trajet y amenant, plutôt qu’une revue exhaustive et formelle des manifestations de cette 14me édition, ce sont deux projets du parcours Nord-Ouest sur lesquels je m’attarderais plus bas. En vous faisant partager pour chacun d’eux les différentes étapes permettant de les appréhender à la manière d’un carnet de voyage, de comprendre ce que pouvait être cette année, ici ou là, la Nuit Blanche 2015.

 

 

Parcours Nord-Ouest, projet numéro 6

Le projet le plus au nord-ouest sur la carte une fois pointé du doigt, encore fallait-il descendre à la station de la ligne 13 la plus proche. Brochant, Porte de Clichy, près de nous, les voyageurs regardent notre carte, nouvelle distraction en attendant la prochaine. L’une d’entre eux, faisant aussi la Nuit Blanche, nous demande où nous nous rendons. « Au Parc Martin Luther King, il y a une grande vague bleue. » Le sourire aux lèvres, elle descendra au même arrêt que nous, voir l’araignée géante.

Arrivés à Porte de Clichy, les commentaires sarcastiques sur la périphérie fusent : plus rien d’éclairé, plus rien à faire ou à voir, simplement un fast-food encore ouvert, face à un hôtel aux proportions dantesques. Nous prenons alors l’avenue de Clichy, dans le mauvais sens, évidemment. Dans le bon sens, nous dépassons le fast-food, jusqu’à apercevoir une foule sortant d’un passage : nous y sommes. La pente franchie, des marcheurs stationnent dans une grande allée entourée de grillages et de plots, comme un terrain vague en travaux. Au loin, une projection lumineuse bleue forme une courbe sinueuse sur des préfabriqués. On nous avait promis une grande vague, et voilà qu’on se retrouve devant une petite courbe. Mais c’était sans compter sur une autre foule, jaillissant du côté gauche, entre deux bâtiments. Suivre la foule étant devenu notre mantra de la soirée, nous débarquons dans un espace clos rempli de monde, tous tournés vers le même point de fuite, et baignant tous dans cette même brume bleue, sinueuse. La courbe de tout à l’heure n’était qu’un reflet. La grande vague bleue est là.

Au milieu de la foule, au plus près de la vague, l’installation agit comme un drapé à la fois vaporeux et hypnotique. Certains enchaînent les superlatifs, d’autres pensent à des néons en se retournant vers les arbres du parc. Oui, nous sommes dans un parc, un parc  qui passe complètement inaperçu, qui est complètement englouti, qui est complètement bleuté. Le regard dans les airs, comme un ciel à la matière incertaine voire absente, les enfants s’amusent à traverser la vague en jetant à tour de rôle bonnets et casquettes. Plus haut encore, derrière une grande baie vitrée, l’araignée géante s’agite. La queue au pied de l’escalier y menant, et menant par la même occasion au-dessus de la vague, est décourageante. Peut-être aussi qu’une part du découragement consisterait à émerger de la vague. Il fallait rester dedans encore un moment. Sans que ce moment soit minuté, simplement rythmé par des ondulations. A tendre l’oreille, une faible fréquence surgit, quasi silencieuse, relayée par une caisse de résonnance invisible, et renforçant l’hypnose en cours.

 

Parcours Nord-Ouest, projet numéro 7

Puisque la foule semble avoir un sens de l’orientation plus développé que le nôtre, autant continuer à la suivre. Les lampadaires se font de plus en plus rares à mesure que nous grimpons pour rejoindre la voie ferrée abandonnée. Se prenant tous à tour de rôle au jeu, nous enjambons les plaques de bois vers une destination incertaine, jusqu’à ce que la voie se resserre et nous oblige à marcher sur les gravillons. Surélevés par rapport aux trottoirs désormais masqués, mais pas assez pour dépasser les toits et les cheminées, la marche devient fastidieuse, interminable. Nous apprendrions que nous sommes en train de tourner en rond que cela nous paraîtrait normal, tout en étant déconcertant. Pour oublier la caillasse, les conversations s’enchaînent : des pensées amusantes lorsqu’on imagine déboucher sur une rave party au bout du chemin, aux pensées les plus glauques en se référant aux camps de concentration.

Les cailloux remplacés par une pelouse dégarnie, un bruit strident arrive à nos oreilles. En même temps que celui-ci s’intensifie, nous perdons de l’altitude, et la voie ferrée revient sous nos pieds. Un virage plus loin, les trottoirs refont surface et s’élèvent comme pour nous prendre au piège, le bruit maintenant distinct se multiplie jusqu’à percevoir des échos insupportables. Cisaillements, déraillements, et autres roulements sonores tous aussi désagréables les uns que les autres se bousculent dans notre tête. Alors, dans le brouhaha, un tunnel marque la fin de la destination. Lovés à l’intérieur, des lumières blanches tournent en boucle et forment une synesthésie quasi parfaite avec la torture auditive. En approchant du mécanisme, l’installation cinétique se révèle : il s’agit de bras robotiques, noirs pour se fondre dans la nuit, pour ne voir que les lumières, pour ne se concentrer que sur les lumières bruyantes. Alors que l’on voudrait que le matraquage s’arrête, paradoxalement, nous restons là à observer le mouvement de ces lueurs, à supporter leur fréquence. Nous restons là à déceler les poussées d’accélérations au même titre que les ralentissements, où l’on se doute bien que la rythmique est tronquée, alternée, disparate, où cela nous paraît acceptable, voire même attendu. Nous attendons qu’un nouveau cycle nous surprenne, qu’un mouvement discontinu se produise. A mieux reculer, les bras disparaissent, la frénésie sous le tunnel nous entraîne plus encore dans son sillage, lorsque finalement nous ne percevons plus grand chose, lorsque tout paraît floué, converti, indissoluble. Lorsque la tension est la plus forte.

Sur la droite, un escalier mène aux trottoirs, au-dessus du tunnel. Mais même à ce moment-là, quelques marches à peine montées, l’abattement opère toujours, nous rappelant dans la pénombre.

 

Mathieu Lelièvre