[Entretien] India Leire | Novembre 2015
Possibles d’un monde fragmenté, Cabinet de curiosités, Chambre blanche, Nymphaeum, autant de titres d’expositions depuis sa sortie des Beaux-Arts qui pourraient résumer de manière succincte sa démarche. Mais à y regarder de plus près, à écouter ses réflexions tout comme ses inspirations, India Leire ne se contente plus de rêver botanique dans un atelier étroit : elle me parle d’environnement, de Colombie et Guatemala ; elle essaye de se situer entre arcadie et utopie, où le fantastique et la fantaisie laissent place à la science-fiction ; elle me cite René Laloux comme elle m’évoque Kakuzô Okakura. Tout cela dans son grand atelier de Montreuil qu’elle partage avec d’autres. L’horizon étendu et le café servi, nous discutons ensemble de l’évolution de son lien à la nature.
The Huntsmen, 2015, plâtre, sable rouge, béton, dimensions variables - Crédit photo : India Leire
Du rêve du botaniste à la planète sauvage
Le temps des débuts où l’artiste se heurtait à l’indifférence des autres semble révolu. Fini les sculptures jugées simplement décoratives, fini aussi les petites créatures effleurant la mythologie antique. C’en est même fini d’Alice au pays des merveilles. Les œuvres présentes dans l’atelier apparaissent comme sorties du placard : India Leire voit les choses en grand, autant par la forme que par le fond, ce qui n’est pas sans complexifier ses intentions. Ces au-delà du cabinet, du miroir et de la mise sous cloche, l’artiste les souhaitait déjà, encore fallait-il s’en donner les moyens. L’atelier de Montreuil lui permet pour ainsi dire de changer de métier : de botaniste, elle devient tour à tour dessinatrice, coréalisatrice d’expériences fictives ou encore géoplasticienne engagée.
Arcadia (prototype), 2015, plâtre, mosaïque, argile, 80 x 65 x 75 cm
Collaboration avec Clément Denis
Il ne s’agit plus de présenter un bestiaire lointain et mythique à mi-chemin entre la faune et la flore, entre attraction et répulsion, mais de créer le cadre spatio-temporel d’un contenu propice à la contemplation. Contemplation de soi, contemplation des dérives de son temps, la nature plus que jamais prend le pied sur une réflexion qui n’en finit plus de renouer avec le goût de l’exploration, le goût du nouveau monde. Son rapport à la nature renforcé, elle m’avoue ne plus vouloir utiliser de résine. Sa conscience de l’environnement la motive à travailler uniquement la matière naturelle. Par cascade, elle s’inquiète des répercussions néfastes de l’industrialisation massive, de l’omniprésence technologique au quotidien, et se demande comment aujourd’hui, sans machine, provoquer l’expérience et le sentiment.
Equilibrium, 2015, plâtre, sable rouge, métal, insectes, 114 x 57 x 68 cm - Crédit photo : India Leire
Faire avec ses mains, in situ, en Palestine, dans la Forêt Amazonienne ; faire sentir, ressentir le vivant, l’installation vivante. Au fil de la conversation, elle me glisse deux ou trois choses sur le changement climatique. A ce moment-là, je comprends qu’il faudra plus que du plâtre, du bronze, de la cire ou encore du bois pour concrétiser ses dires. India Leire ne se contente plus d’étudier les végétaux sur le terrain et d’en ériger des images, ou encore de produire des alter ego. En cherchant à comprendre les changements environnementaux, elle constitue des récits fictifs de sociétés futuristes où la nature y tient de nouveau un rôle crucial. La nature, l’autre, le vivant dans son ensemble. Le bestiaire lointain et mythique appelait nécessairement à imaginer un monde, elle nous propose maintenant une planète.
Arcadie et utopie : des peintures bucoliques aux animations hostiles de René Laloux
Durant une bonne partie de l’après-midi, nous revisitons l’histoire et les thématiques paysagères qui alimentent son travail. En premier lieu, l’arcadie, qu’elle trouve trop marquée idéologiquement. Sans doute parce que l’harmonie que cultivent les bergers avec la nature ne la concerne pas. Le pastoral aux sous-entendus galants et politiques, l’émergence des académies et de leurs règles qu’elles soient ou non officielles, l’invitation au repos ou à la retraite, tout cela reste trop éloigné de ses convictions, même si quelque part la critique masquée derrière les badineries apparentes l’intéresse, au même titre que l’allégorie et la métaphore. Se positionner en rupture d’une société urbaine jugée décadente est une chose, choisir les motifs amenant à cette rupture et incitant à la réflexion en est une autre. A choisir, elle préfèrera l’utopie parce qu’elle répond à un besoin social plus actuel, et parmi les utopies qui lui parlent le plus, Planète sauvage de René Laloux reviendra souvent.
La Planète sauvage, de René Laloux (avec Roland Topor), 1973
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Réflexions sur la nature destructrice de l’homme, triomphe de la connaissance sur l’ignorance, les aventures de Terr face à l’adversité agissent telle une mise en abîme exposant nos instincts les plus primaires. Après dévastation de leur planète, les hommes recueillis et domestiqués par des humanoïdes gigantesques (les draags) deviennent par leur petitesse et leur idiotie le fruit de l’amusement et de la critique des grands. L’om, comme il s’appelle ici, est nuisible au vivant, esclave du draag qui ne cesse de lui rappeler son potentiel décadent. En parallèle à ce discours critique et sa possible résolution, India Leire s’attarde sur la planète, dont elle récolte ici et là les formes et les mouvements. De la même manière qu’elle préfère les aléas et l’inattendu du jardin anglais, le film est affaire essentiellement d’ambiance, où se succèdent des séquences de papier découpé sans réel fil conducteur apparent. Sans doute parce que comme le livre dont il est inspiré (Oms en série de Stefan Wul), il n’y a pas de plan si ce n’est l’idée, à la manière du climat de cette planète, de surprendre le spectateur par ces phénomènes dont eux seuls semblent mesurer peu à peu les enjeux. L’idée du climat, et la musique typiquement psychédélique des années 70.
Les Maîtres du temps, René Laloux (avec Moebius), 1981
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« Je commence à croire que les hommes sont vraiment une race de fou » glisse le petit gnome Jade à son compagnon Yula dans Les Maîtres du temps. Autre adaptation d’un livre de Stefan Wul, autre planète hostile, Perdide, mais pourtant même discours qui prédomine l’ensemble. Même si c’est moi qui suggère ce film plus que l’artiste, je ne doute pas qu’elle y trouvera l’inspiration. Entre des monstres tentaculaires et autres frelons meurtriers, Piel l’orphelin errant dans une forêt mystérieuse avec pour seule connexion au vivant un micro, et la planète Gamma 10 où l’individualité est mise à mal, nul doute sur sa réaction lorsqu’hier encore elle se plaignait « des gens moutonniers. »
Kakuzô Okakura : du thé et des autres traditions japonaises
Le temps passe, India Leire me conseille la lecture du Livre du thé. Plus tard, en réunissant des informations pour cet article, je parcours le dit livre et tombe sur ce passage qui résume brièvement le propos dont il était question lors de notre entretien :
"Le Chinois d'aujourd'hui considère certes le thé comme une boisson délicieuse, mais non plus comme un idéal. Accablé par les longs malheurs de son pays, il n'a plus le désir de trouver sens à la vie. Il est devenu moderne, autant dire vieux et désenchanté. Il a perdu cette foi sublime en l'illusion, source de vigueur et d'éternelle jeunesse pour les poètes et les sages. Eclectique, il accepte avec politesse les traditions universelles. Il joue avec la Nature, mais ne condescend ni à la conquérir ni à l'adorer. Certes, sa feuille de thé conserve parfois un merveilleux arôme floral, mais le cérémonial poétique de Tang et de Song a déserté sa tasse."
Okakura, K. (1906) Le Livre du thé. Traduit du japonais par Atlan, C. et Bianu, Z. (2006) Ed. Philippe Picquier, p. 50-51
Quelque part, India Leire n’efface pas totalement ce que l’Antiquité, la littérature et les jardins anglais lui ont apporté. Simplement, avec ce livre, l’occasion lui est donnée de porter le regard plus loin que l’occident. Aussi, quand Okakura s’inquiète de l’ouverture du Japon au monde à l’époque moderne, de l’appauvrissement de conceptions picturales fécondes depuis le IIIe siècle (là où nous avons attendu la Renaissance pour parler de paysage), il propose alors de revoir à travers le thé ce qui a caractérisé l’essence de la peinture et la poésie, et permet ainsi à l’artiste d’avoir une première approche de la culture orientale.
Comme un terreau propice à ses questions, India Leire retrouve dans Le Livre du thé une absence de symétrie dans la composition. A cette absence qu’elle cultive dans ses œuvres, s’ajoute son penchant pour le blanc et les ombres portées par l’éclairage, l’épuration spatiale, et des notions dynamiques qui peuvent en découler. Au-delà de ces similitudes de forme, il n’est pas anodin d’entendre l’artiste apprécier se perdre dans la nature, quand on sait que sous la dynastie Jin, le taoïsme majoritairement répandu exalte la nature, et que les lettrés élaborent le mythe de l’ermitage paysager. D’ici quelques années, au fil de ses lectures, l’artiste me parlera de Vide et de Plein, et ce sera tout aussi naturel.
L’entretien fini, j’apprendrais plus tard qu’India Leire participera à l’exposition « Le Climat sur son 21 » organisée par le Point Ephémère, en parallèle à la COP 21. Oui, elle a fait du chemin depuis les Beaux-Arts.
Mathieu Lelièvre
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