[Entretien] Keen Souhlal | Janvier 2016

07/03/2016 20:34

 

Le soir du 16 septembre 2015, lorsqu’au 116 je découvre les idées fixes et autres pyrophytes de Keen Souhlal, je m’attendais en la contactant à parler avec elle de son rapport à la matière. C’est qu’au milieu de cette nature déjà balisée par d’autres avant l’artiste, il s’agissait de voir comment aujourd’hui l’imagination et l’intervention pouvaient être réinvesties. Chemin faisant, en cherchant ici et là de quoi alimenter notre future discussion, entre des rapprochements effectués avec l’Arte Povera ou encore le Land Art, entre art vernaculaire et rituel botaniste, j’apprends que Keen Souhlal a participé à une expédition scientifique en Antarctique. Si quelque part le travail invite toujours à la découverte de la matière qu’il présente, je ne m’attendais pas à ce que la sérendipité soit aussi présente chez l’artiste. La sérendipité, et les moments de réflexion qu’elle implique dans sa suite. Aussi, l’après-midi de notre entretien, en plus des propriétés des matériaux qu’elle choisit que nous revisitons ensemble, Keen Souhlal m’explique comment un protocole mis en place par les membres d’un laboratoire de glaciologie alimente sa démarche, et à partir de là comment s’appréhende réellement sa relation avec la nature. De quelles manières se construisent non seulement ses images mentales, mais aussi son égard vis-à-vis de ces objets qu’elle utilise « dans un parcours où ils auraient leur place. »

   

 

Quand l’urbain et l’artisanat stimulent la nature

 

Magnifier le cycle de la nature tout en le maintenant dans son ensemble, c’est ce qui apparaît d’abord lorsque l’on regarde ces bois. Ces bois, ou plus précisément ces rondelles aux couches centrales et périphériques, ce sommet qui dessine un signal en dents de scie, ces tranches d’un tronc à l’écorce absente mettant à nue la structure de ses sections, ces petits carrés empilés les uns sur les autres montant fragilement jusqu’au plafond. Tous ils s’exposent là sans fioriture, sans simulacre. Rien n’est sous verre ou encadré. Aucune caisse américaine, aucun socle n’est présent. De l’intervention à proprement parler, on n’en perçoit les traces uniquement quand en s’approchant le béton, le grès enfumé, le charbon et le ciment se lovent entre le chêne, le tilleur, l’orme et le sipo. Le geste délicat et minime, parce que pour Keen Souhlal le « spectaculaire cloisonne le potentiel imaginaire ». Parce qu’il ne s’agit pas de remplacer la nature, ou encore de la prélever pour son compte. Quand l’artiste intervient, quand l’artiste prélève, c’est pour donner du sens aux choses, donner le sens de leur fonctionnement, et par cette monstration frontale révéler leur beauté intrinsèque. Et si par moment il lui arrive de mettre de l’huile de coude sur ces bois, ce sera avant tout pour les nourrir, et non pour les vernir.

   

Curieusement, à parler de cognitif, de guérison ou encore d’hybridation, toutes ces actions magnifiant la nature n’auraient pas lieu d’être sans alliage. A vouloir poser la question de ce qu’est le matériau, ce qu’il a de vivant, ce qu’il contient de vivant, l’artiste mêle l’industriel au naturel, quand elle ne commande pas à un bûcheron ou un ébéniste un travail sur ces morceaux qu’elle récupère. Comment alors peut-on évoquer la forme et les mouvements de la nature quand celle-ci se conjugue avec par exemple le béton ? Au-delà de son travail, Keen Souhlal a bien conscience qu’avec la présence de l’urbain toujours plus grandissante, la nature vient au second plan, jusqu’à parfois totalement s’effacer. Quelque part, en insérant dans ses matériaux une portion d’industriel, cette portion rappelle par sa présence le matériau auquel elle vient se greffer, et commence ainsi pour lui une seconde visibilité, et pour ainsi dire une seconde vie. Si le bois qu’elle a récupéré se trouve à l’abandon, si la masse principale du tronc est formé par les cernes les plus anciens et composé de cellules mortes, il faut donc pour rendre à nouveau fonctionnels les vaisseaux injecter de nouvelles cernes, injecter des cellules vivantes. Il faut donc pour mieux montrer la nature modifier certaines de ses propriétés, quitte à lui en rajouter de nouvelles.  

   

 

Le verre à l’épreuve, et autres considérations

 

A parler de nouvelles propriétés et d’alliages, Keen Souhlal projette à l’avenir de travailler ses troncs creusés avec du verre. Rappel de la glace, de la transparence mais aussi de la diffraction, en travaillant le verre il s’agirait de jouer avec ses particularités une fois celui-ci entré fusion. Parce qu’il est amorphe, que dans sa composition il ne respecte aucun ordre à l’inverse du cristallin, le verre permettrait par son côté organique et irrégulier de figurer a priori toutes les rêveries vitreuses à l’intérieur du bois. A priori, parce qu’à vouloir travailler la bulle qui s’élève à la surface du liquide, l’accident ou encore l’écrasement, l’artiste réalise bien la complexité de son entreprise. Première question et pas la moindre : est-ce tout simplement possible de souffler du verre dans un tronc creusé ? Entrée l’idée que Keen Souhlal se fait de la matière et la réalisation de celle-ci, il n’est pas dit que la question trouve nécessairement une réponse toute faite. Si l’artiste s’habitue aux regards parfois stupéfaits des artisans lorsqu’elle leur présente ses projets, encore faut-il s’assurer après expérimentation que la commande sera exécutée en bonne et due forme. Mieux s’adresser à ses collaborateurs, les accompagner tout en les laissant travailler, il ne s’agit en aucun cas de les considérer comme de simples exécutants.

A cette complexité du verre et du hasard de ses possibles soufflages s’ajoute pour Keen Souhlal le problème de son statut. C’est qu’avec le verre, le kitsch et le décoratif ne lui semblent pas loin. En redonnant leur place aux matériaux, en redonnant conscience de la beauté de ces matériaux, il n’est pas dans son intention de les transformer en produits de consommation courante, tout comme elle ne cherche pas à ce qu’ils paraissent aménagés pour un quelconque intérieur. De la même manière que l’urbain peut prendre le dessus sur la nature, l’utile ne doit pas prendre le dessus sur le cognitif, au risque de dénaturer la base même du travail. Aussi, lorsqu’elle se confronte aux jugements des financiers qui souhaiteraient placer ses sculptures où bon leur semble dans l’enceinte de leurs locaux, Keen Souhlal doit à nouveau valoriser ses matériaux, à nouveau réaffirmer le statut qu’elle leur attribue, et défendre par-là la place qu’elle souhaite leur attribuer.  

 

La glace, ou la conscience de la montée des eaux

 

« L’objectif de cette mission hors du commun est de récupérer des sédiments couvrant plus de dix mille ans d’histoire climatique, dans un secteur du globe où cette histoire est particulièrement mal connue. Le défi logistique est de taille, puisqu’il s’agit d’amener quelques 4 tonnes de matériel au bord du lac d’Armor, un grand lac de vallée qui ressemble au lac du Bourget (Savoie), mais également d’effectuer des carottages courts dans des lacs plus petits autour d’Armor et enfin, un carottage long dans un lac alpin à proximité de la calotte Cook (lac Guynemer). Le tout dans une île grande comme la Corse, dont le trait de côte représente 80% de la longueur du trait de côte de la France métropolitaine et sur laquelle aucun moyen de transport motorisé, autre que maritime, n’existe. »

Extrait de l’article Opération carottage dans les îles Kerguelen, Laboratoire EDYTEM, Nov-Déc 2014

 

Autre matériau, autre problématique. Sa première expérience de la glace, Keen Souhlal la doit aux récits de Paul-Emile Victor (entre autre explorateur polaire, ethnologue et écrivain) qu’elle découvre enfant. Secrets des Pôles, flocon de neige, petite fille eskimo et autres poèmes inuit en tête, il n’est pas anodin à l’âge adulte de la voir partir en expédition avec les membres du Laboratoire EDYTEM (Environnements Dynamiques et Territoires de la Montagne) dans l’un des districts du territoire des Terres australes et antarctiques françaises. Entre dessins, photographies, prises de son et vidéo, Keen Souhlal échange des matériaux avec les chercheurs, projette pour l’avenir des images mentales d’une fausse préhistoire, quand elle n’est pas occupée à comprendre les enjeux climatiques que ses partenaires tentent de résoudre. Plus que l’aspect cognitif, l’artiste développe à travers cette expédition une conscience accrue pour les problématiques environnementales. Une conscience qui la pousse à douter de l’égard pour la nature d’Olafur Eliasson, lorsque pour la COP 21 il ramène 10 tonnes de glace. De la même manière que le bois qu’elle sculpte est au préalable tombé au sol, l’utilisation de chacun de ses matériaux ne doit pas « entraîner de bilan carbone ». Economiser les moyens, ne pas être source de pollution, quelque part, si Keen Souhlal est devenue artiste, elle se rapprocherait plus du scientifique. Sans doute est-ce là qu’il faut comprendre le sens délicat et minime de ses interventions : quand elle produit une source de connaissance tout en développant un traitement attentif à ses matériaux.

De la glace qui fond, de l’eau qui se transforme, elle se demande comment provoquer à la fois la surprise et la découverte. A ses idées de sculptures se mêlent alors des idées de vidéos, voire même de son, pour comme elle le dit elle-même « faire doublon » avec le matériau. Transformer le temps en matière, faire évoluer la matière. Si Keen Souhlal n’en est pas à son premier rapport avec l’eau, à l’écouter, on semble bien loin des flotteurs miroirs installés sur un étang communal pour une Biennale. Et si elle ne se sent pas l’âme activiste, tant qu’à travers la matière il y a conscience d’une beauté intrinsèque, conscience d’une compréhension attentive de cette matière, les œuvres continueront elles de germer cette activité qui les anime.

 

Mathieu Lelièvre

Crédit photo : Keen Souhlal / Feizi Gallery

 

Pour en savoir plus

Keen Souhlal

Feizi Gallery

Laboratoire EDYTEM